Les organismes de bienfaisance externalisent la collecte de fonds à des entreprises à but lucratif. L'article de Adrià Budry Carbó est paru dans le journal "Le Temps".
«Je peux vous poser une question?» La voix mielleuse et la bouche en cœur, ils vous accueillent au pied du train ou dans les rues des centres-villes. Dialogueurs, recruteurs ou démarcheurs ont établi leur quartier général sur ces hauts lieux de passage. Défense des animaux, de la nature ou des droits humains: les bonnes causes ne manqueront pas de solliciter le portefeuille des passants dans un espace public de plus en plus saturé. Or, la récolte de fonds – via l’adhésion de nouveaux membres – est aujourd’hui l’apanage quasi exclusif d’entreprises à but lucratif comme Corris, i.m.i.s. ou Wesser (spécialisée dans le porte-à-porte).
Corris, pionnière de la collecte de fonds dans la rue en Suisse, reste la plus connue. Elle compte une trentaine d’organisations non gouvernementales (ONG) comme clients, parmi lesquels Amnesty, Pro Juventute ou Swissaid, et facture jusqu’à 850 francs par jour et par «dialogueur». Elle en emploie environ un millier sur toute la Suisse. Mais Corris doit composer avec des acteurs toujours plus nombreux. ONG Conseil, mastodonte de la levée de fonds en France, au Canada et en Belgique, a débarqué à Genève en 2011. Elle est aujourd’hui en train d’étendre sa sphère d’action à Lausanne, Morges et Yverdon. Coût du service pour les ONG: 117 francs par heure de recherche de fonds.
Martina Ziegerer, la directrice de Zewo, un organisme qui distribue un label qualité aux organisations de bienfaisance, explique: «La Suisse est un grand marché pour la collecte de dons. Environ 70% de la population adulte donne de l’argent à des organisations caritatives. En 2013, les Suisses ont versé pour plus de 1,72 milliard de francs.» Selon un sondage de Zewo, un franc de don coûte en moyenne 21,2 centimes à ces organismes. Ils consacrent en moyenne 8% de leurs dépenses à la récolte de fonds.
Or, le marché n’est pas extensible à l’envi. Yann Nasel, responsable de Corris en Suisse romande, en convient: «Il devient plus difficile pour les ONG de trouver des donateurs. Le gâteau n’évolue pas. Il y a trois ou quatre grands pays donateurs en Europe, la Suisse en fait partie. C’est pour ça que la collecte de fonds est devenue si professionnelle ici.»
Le WWF travaille avec Corris depuis environ treize ans. Chaque année, 1000 jours de campagne sont comptabilisés pour une facture de quelque 850 000 francs. Sa porte-parole Pierrette Rey détaille les raisons d’une collaboration assumée: «Il n’était pas possible pour le WWF d’engager des collaborateurs uniquement pour effectuer de la collecte dans la rue. Le recours à une société externe nous permet d’établir un budget de manière plus précise et stable. Ces nouveaux membres sont du reste plus fidèles puisqu’ils restent six ans en moyenne.» Le WWF enregistre annuellement jusqu’à 6000 nouvelles adhésions.
Pro Natura compte, elle, jusqu’à 12 000 nouveaux membres par année mais travaille avec plusieurs organisations. Wesser fait du porte-à-porte, i.m.i.s. tient des stands dans la rue et Corris s’occupe du suivi des donateurs. «Nous dépensons entre 1,4 et 2,16 millions de francs pour le recrutement de nouveaux membres, explique son porte-parole Nicolas Wüthrich. Le service est cher. Mais il faut mettre cette somme en relation avec nos 22 millions de francs de budget. Il faut à l’organisation près de deux ans de cotisation avant de couvrir les frais engagés pour une campagne. Nous ne le ferions pas si les nouvelles adhésions ne s’inscrivaient pas dans la durée.»
Greenpeace a, elle, stoppé sa collaboration avec Corris en 2009 pour engager ses propres «dialogueurs». «Nous étions un des derniers bureaux de l’organisation à externaliser la collecte de fonds, explique son porte-parole Mathias Schlegel. Avoir créé notre propre système est surtout un avantage au niveau de l’identification et de la clarté du message.»
Yann Nasel continue pourtant de croire dans le modèle de Corris: «On nous reproche parfois d’être devenus une multinationale de la levée de fonds. Mais, quand elles n’externalisent pas cette activité, la plupart des ONG adoptent notre système. Certains de leurs dialogueurs sont d’ailleurs d’anciens collaborateurs de Corris et inversement.»
Conséquence: les stands de collecte de fonds se multiplient dans la rue et les passants sont toujours plus sollicités. La problématique n’échappe pas à Batoulim Sébabé, directeur d’ONG Conseil pour la Suisse: «Nous essayons d’éviter la saturation des lieux de collecte en restant attentifs à la perception des passants et au taux de signatures quotidien.»
Corris affirme, elle, anticiper la saturation du marché: «Le nombre de nouveaux donateurs est en train de se tarir, mais les montants tendent à augmenter, explique Yann Nasel. Nous misons davantage sur la qualité des donateurs. Il est important que les nouveaux membres soient convaincus par le message de l’ONG et son activité pour qu’ils restent plus longtemps. Pour faire ce métier sur le long terme, il faut de toute façon avoir de vraies convictions humanitaires.»
Contactées, Wesser et i.m.i.s. n’ont pas répondu à nos sollicitations. Aucune des organisations ne communique sur ses bénéfices.